L'épopée oubliée d'un ordinateur secret défense
Jusqu’au vernissage de l’exposition du Musée Bolo Disparition programmée, en 2011, seule une poignée de spécialistes connaissait l’existence de la Cora, premier ordinateur suisse à transistors. C’est par hasard que j’ai trouvé un exemplaire de cette machine dans une cave de l’EPFL. L’enquête qui a suivi m’a permis de découvrir une aventure extraordinaire et surtout de rencontrer un grand monsieur, Peter Toth, qui a imaginé son calculateur numérique dès la fin des années 1950.
En juillet 2010, alors que l’équipe du Musée Bolo prépare une nouvelle exposition, je découvre dans une cave bien cachée de l’EPFL une armoire métallique dont personne ne sait rien. Intrigué par cet objet aux allures de réfrigérateur géant, je décide de mener l’enquête. J’étais loin de me douter que j’avais fait là l’une des plus grandes trouvailles de l’histoire de ma collection d’anciens ordinateurs.
Alors à la recherche d’indices, le nom indiqué sur la partie supérieure de la machine, «CORA 1», ne m’aide pas beaucoup. Par contre, la plaque «Contraves AG, Zürich», trouvée à l’intérieur, commence vraiment à m’intéresser. Du matériel électronique, visiblement ancien, fabriqué en Suisse? En suivant cette piste, j’écris à Rheinmetall Defence AG, l’entreprise qui a racheté Contraves, et c’est Engler Uorspeter qui me répond. Grâce à ses efforts, j’entre finalement en contact avec le créateur de la Cora, premier ordinateur suisse à transistors et premier à avoir été commercialisé.
Dans nos premiers échanges par mail puis lors de notre rencontre à l’EPFL, Peter Toth s’est dit ému de pouvoir enfin raconter son histoire à quelqu’un. Pendant des années, ses travaux étaient restés secrets. Plus récemment, il avait l’impression que personne ne s’intéressait à ce vieux matériel obsolète. Au Musée Bolo, il a évidemment trouvé une oreille particulièrement attentive!
C’est le 10 février 2011 que Peter Toth a retrouvé sa Cora dans le local de l’EPFL. Il était accompagné par Marielle Stamm, membre active de l’équipe du Musée Bolo, Xavier Nicol, réalisateur et caméraman pour l’occasion, et moi-même.
Le même jour, Marielle Stamm et moi avons passé un long moment à recueillir le récit passionnant du développement de la Cora. Marielle Stamm a rédigé le texte ci-après et une partie de l’interview a été filmée (vidéo en fin d’article).
La Cora 1 a naturellement été intégrée à Disparition programmée, l’exposition du Musée Bolo qui a ouvert ses portes en novembre 2011. Peter Toth était présent au vernissage, il a dit quelques mots aux invités et répondu aux questions des journalistes, cinquante ans après le développement de son ordinateur. Une petite reconnaissance pour un véritable pionnier de l’informatique suisse. Peter Toth est mort en 2015 à l’âge de 83 ans. J’ai le sentiment d’avoir été particulièrement chanceux de le rencontrer.
Par Yves Bolognini
Marielle Stamm, février 2011
Lorsqu’en 1964, à la grande Expo de Lausanne, un public médusé a vu une main invisible tracer les courbes des toits et des clochetons du château de Thoune sur une grande table graphique, il ne se doutait pas qu’un ordinateur caché derrière un mur réalisait cette prouesse.
La machine improbable était une des premières Cora 1, un ordinateur cent pour cent suisse développé à Zürich par un Hongrois de génie embauché par la société Contraves, Peter Toth. Baptisée Contraves d’après les deux mots latin contra aves (contre les oiseaux), cette société était spécialisée, depuis sa fondation en 1936, dans la fabrication de systèmes de tir pour la défense aérienne. Dans un premier temps, la société utilise des calculateurs analogiques pour contrôler ces systèmes. Mais ils se révèlent rapidement ni assez rapides ni assez fiables. Le directeur technique de l’époque, le Dr Max Lattmann, en charge du développement de ces premiers systèmes analogiques, laisse alors Peter Toth suivre son intuition: la technologie numérique, qui en est alors à ses balbutiements, pourrait donner de meilleurs résultats.
Passionné dès son plus jeune âge par l’électronique, Peter Toth a dû fuir la Hongrie communiste à l’âge de 16 ans. Le hasard le conduit en Israël, où il fait ses études d’ingénieur à l’Institut de Technologie de Haïfa. En 1956, il s’installe à Zürich. Sa rencontre avec le Dr Lattmann est décisive.
Peter Toth – Le Dr Lattmann m’a fait confiance. Il m’a dit: «Je ne connais rien aux technologies numériques, mais si vous pouvez faire quelque chose, je vous donne le feu vert». Je me suis mis à l’ouvrage dès 1957. Il fallait développer des circuits spécifiques pour des utilisations militaires sur le terrain, capables de supporter des variations de température extrêmes, entre – 40 et +75° C.
Marielle Stamm – Pourquoi n’avez-vous pas eu recours à des constructeurs d’ordinateurs, américains notamment?
PT – Les ordinateurs, encore aujourd’hui, ne supportent pas des grandes variations de température. Nos composants devaient accepter les contraintes sur le terrain imposées par l’armée. D’autre part, travaillant sur des applications militaires, nous ne voulions pas être liés à des constructeurs étrangers. Enfin, toujours soumis aux règles de l’armée suisse, nous devions pouvoir maintenir ces systèmes et leurs composants pendant une durée de vie très longue, entre 20 et 30 ans. C’était irréalisable avec des fournisseurs étrangers.
Nous avons donc construit nos propres circuits imprimés à base de transistors au germanium, les Codisym, et nous les avons standardisés. Un module Codisym était composé, par exemple, de huit inverseurs ou de six bascules flip-flop. La Cora 1 comprenait 8’000 diodes et une mémoire à tores de ferrite de 2’048 mots de 24 bits, soit 6 Ko. J’ai adopté l’architecture de Von Neumann qui, rappelons-le au passage, était hongrois comme moi.
MS – Vous êtes-vous également chargé de la programmation de la Cora?
PT – Le langage machine est assommant. J’ai préféré développer un cross-assembleur sur un autre ordinateur déjà installé chez Contraves, l’IBM 1620. Ce dernier nous fournissait, sur ruban perforé, le code qui permettaient d’effectuer les calculs balistiques: calcul de trajectoire, élimination des bruits parasites des radars, prise en compte du déplacement des avions en fonction de leur vitesse, des conditions météo, le vent notamment, etc.
MS – Il y avait donc un certain nombre d’interfaces reliées à la Cora…
PT – Les données étaient fournies soit sur des cartes perforées soit sur des rubans perforés. Nous avions donc des lecteurs et des perforateurs de cartes et de rubans. Nous avons également développé la Coragraph, une grande table à dessiner, comme celle que nous avons exposée à L’Expo de Lausanne en 1964 en prenant soin de cacher l’ordinateur derrière un mur pour ne pas effrayer les visiteurs!
MS – Cela vous a-t-il conduit à d’autres applications?
PT – Mais oui. En cartographie notamment. C’est ainsi que nous avons vendu presque simultanément une Cora 1 à l’EPUL (aujourd’hui EPFL, ndlr), dans le département de photogrammétrie du professeur Bachmann, et une deuxième machine à Vienne au service du cadastre de la ville. Ces deux Cora ont été les premières vendues par Contraves.
MS – La Cora a-t-elle eu encore d’autres débouchés?
PT – Nous avons été contactés par un fabricant de bateaux, la société allemande Hovalt. Pour fabriquer les membrures des coques, ils utilisaient des machines contrôlées à la main qui fraisaient les plaques d’acier. Mais celles-ci n’étaient pas suffisamment précises pour la découpe des courbes. J’ai programmé la Cora 1 afin de réaliser des calculs par interpolation polynomiale et nous avons fourni l’équivalent d’une Coragraph, de taille immense, capable de réaliser ces membrures avec une grande précision.
MS – Combien de Cora 1 Contraves a-t-elle fabriquées?
PT – Environ 60 unités. La Cora 1 a seulement servi de prototype pour développer la technologie de base et les calculs balistiques des systèmes de défense aérienne. En 1966, la Cora 2 construite sur une technologie basée sur des circuits intégrés de type DTL (Diode-transistor logic) équipait Skyguard, le nouveau système de tirs de Contraves. Plus rapide et beaucoup plus compacte que le premier modèle, la Cora 2 permettait de faire les calculs sur le terrain. La Cora 2 servait également à graver les circuits multicouches. Par la suite, la Coragraph a été commercialisée dans l’industrie pour d’autres applications.
MS – Revenons un peu en arrière. Pourquoi ne pas avoir demandé à l’EPFZ de coopérer à vos projets? N’étaient-ils pas en train de développer leur propre ordinateur, l’ERMETH?
PT – L’ERMETH avait pour vocation les applications mathématiques et scientifiques de l’école. Ils n’étaient pas du tout orientés vers des applications industrielles. L’EPFZ ne formait pas encore d’ingénieurs en informatique et encore moins des programmeurs. Les professeurs créaient alors leurs propres programmes.
Nous avons embauché de jeunes ingénieurs dont certains n’avaient même pas terminé leurs études mais qui possédaient suffisamment de connaissances de base en mathématiques et en physique. Ils ont pris des cours d’assembleur chez IBM à Zürich. Nos programmeurs ont été parmi les premiers en Suisse à exercer cette profession.
MS – Pourquoi Contraves ne s’est-elle pas spécialisée dans la fabrication d’ordinateurs destinés à l’industrie, comme par exemple Digital Equipment à la même époque ? La Suisse n’a-t-elle pas raté l’occasion d’être pionnière en la matière et laissé à d’autres pays le soin de développer et commercialiser des ordinateurs à utilisation généraliste?
PT – Nous étions orientés vers le développement d’applications, de solutions spécifiques pour l’industrie. Nous avons pris une longueur d’avance sur les autres grâce au domaine militaire. Vous savez bien que les départements de la Défense sont à l’origine de nombreuses avancées technologiques, notamment en informatique. Contraves a préféré conserver l’essentiel de son activité dans les applications de ce type.