Une souris venue d’Amérique


23.03.2023

En route pour Berne!

Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist.


Le portrait du pionnier de l’informatique sur lequel je travaille actuellement me fait voyager Outre-Sarine. Au propre et au figuré.

Diplômé de l’Eidgenössische Technische Hochschule Zürich (ETHZ), Ralf Gruber est un acteur dès le début des années 1970 d’une science naissante: la physique des plasmas (fusion thermonucléaire), ou plus poétiquement: l’énergie des étoiles. Une discipline gourmande en calculs et basée sur la simulation, dont les superordinateurs ont permis l’éclosion. Ralf Gruber fut la cheville ouvrière de la venue en Suisse, à l’EPFL où il travaillait, du premier superordinateur made by Cray Reserach Inc., un Cray 1S. Nous sommes en 1986; cet ogre à calculs fraîchement restauré, et quelques-uns de ses compères, sont désormais exposés au Musée Bolo.

Programmer des superordinateurs pour en retirer une puissance de calcul optimale est un art qu’il a fallu créer, développer, adapter au fur et à mesure de leur invention, et selon leurs spécificités. Ralf Gruber, en était un expert; programmation haute couture!

A l’ETHZ, Ralf Gruber s’est formé à l’école de pionniers du calcul scientifique, des méthodes numériques et de l’informatique. «J’ai eu deux professeurs – Eduard Stiefel (1909-1978), fondateur de l’institut de mathématiques appliquées (1948) et Heinz Rutishauser (1918-1970) – qui étaient à la pointe des méthodes numériques, ils en avaient inventé des nouvelles encore utilisées aujourd’hui; là j’ai beaucoup appris!». Deux éminents professeurs dont le nom est associé, avec celui d’Ambros P. Speiser (1922-2003) qui en 1956 fondera et prendra la direction du IBM Zurich Research Laboratory (la concurrence américaine !) et d’Alfred Schai, à la construction du premier ordinateur électronique made in Switzerland: l’ERMETH (Elektronische Rechenmaschine der ETH) ou calculateur électronique de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. La machine helvétique sera en fonction à l’ETHZ de 1956 à 1963. Elle coule désormais une paisible retraite au Musée de la Communication à Berne. Et pourquoi ne pas joindre l’utile à l’agréable, me dis-je, et aller voir la bête?! Quelques jours plus tard, me voilà partie pour la charmante ville des Zähringen.

Derrière chaque machine, il y a des humains. L’équipe ERMETH (vraisemblablement en 1953) - «En haut, debout de gauche à droite: Prof. Stiefel, Prof. Heinz Rutishauser, Mademoiselle Hürlimann, Monsieur Schäppi, Dr Speiser, Prof. P. Läuchli, Monsieur Stock, Monsieur Schai et Monsieur Appenzeller; assis de gauche à droite: Monsieur Silberling, Monsieur Walter, Monsieur Engel et Monsieur Messerli. En arrière-plan, à droite, le prototype d'une mémoire électronique, construit pour l'ordinateur relais Z4» | Archives ETHZ Wikipedia ERMETH
Derrière chaque machine, il y a des humains. L’équipe ERMETH (vraisemblablement en 1953) - «En haut, debout de gauche à droite: Prof. Stiefel, Prof. Heinz Rutishauser, Mademoiselle Hürlimann, Monsieur Schäppi, Dr Speiser, Prof. P. Läuchli, Monsieur Stock, Monsieur Schai et Monsieur Appenzeller; assis de gauche à droite: Monsieur Silberling, Monsieur Walter, Monsieur Engel et Monsieur Messerli. En arrière-plan, à droite, le prototype d'une mémoire électronique, construit pour l'ordinateur relais Z4» | Archives ETHZ Wikipedia ERMETH

J’observe longuement l’ERMETH, les reliquats de ses quelques 1900 tubes électroniques et environ 7000 diodes au germanium, tapisserie murale électronique. Sa mémoire tambour magnétique d’une tonne et demie capte tout particulièrement mon attention; elle a la forme d’un imposant aspirateur professionnel! Un demi-siècle seulement sépare son installation du lancement du premier iPhone en 2007; nos smartphones, téléphones-ordinateurs couteaux suisses dont nous peinons à nous passer, que nous pouvons trimbaler aujourd’hui dans nos poches et sacs à main. Une différence de taille! A la mesure de mon admiration pour l’ingéniosité et la persévérance qu’il a fallu déployer pour concevoir, construire et faire fonctionner l’ERMETH des années durant, dépasser moultes aléas, et offrir enfin les calculs tant attendus par ces pionniers. Le calculateur était utilisé par les chercheurs du centre de mathématiques appliquées pour leurs propres tâches, par d’autres utilisateur de l’ETH, d’autres hautes écoles ainsi que par l’industrie et des offices fédéraux civils et militaires, qu’ils conseillaient et assistaient. L’ERMETH a également été utilisé dans l’enseignement (Wikipedia ERMETH). Facture finale: un million de francs suisses d’alors, soit environ huit millions de nos francs actuels.

Techniquement, «l’ERMETH travaillait avec des mots décimaux à 16 chiffres. Chacun d’eux contenait deux instructions, un nombre à virgule fixe de 14 chiffres ou un nombre à virgule flottante avec une mantisse de 11 chiffres. Une addition en virgule flottante prenait 4 ms, une multiplication 18 ms. Le tambour magnétique pouvait stocker 10’000 mots. Pour l’époque, la machine n’était pas très rapide, mais elle avait une mémoire remarquablement grande» écrit Martin Gutknecht dans The Pioneer Days of Scientific Computing in Switzerland (p. 66); une capacité prodigieuse pour l’époque d’environ 65 Ko (kilo octets)!

Que voit-on? A gauche: le dispositif de sortie: une machine à écrire; au centre: le pupitre de commande; à droite: la mémoire tambour magnétique d’1.5 tonne. Les données étaient sauvegardées provisoirement dans la mémoire à tambour, attendant d’être remplacées par celles du prochain utilisateur. Invention salvatrice que la clé USB (1999-2000)! | © Anne-Sylvie Weinmann
Que voit-on? A gauche: le dispositif de sortie: une machine à écrire; au centre: le pupitre de commande; à droite: la mémoire tambour magnétique d’1.5 tonne. Les données étaient sauvegardées provisoirement dans la mémoire à tambour, attendant d’être remplacées par celles du prochain utilisateur. Invention salvatrice que la clé USB (1999-2000)! | © Anne-Sylvie Weinmann

En parlant de mémoire, vous souvenez-vous de la Cora 1 du pionnier Peter Toth, machine-dessinatrice surprise lors de l’Expo 64 à Lausanne, rencontrée dans «Des Mots pour le dire» (partie 1), portrait de la pionnière du journalisme informatique Marielle Stamm? Une machine dont le développement a commencé en 1957, fabriquée en 1963 ce premier ordinateur suisse à transistors (au germanium) «comprenait 8’000 diodes et une mémoire à tores de ferrite de 2’048 mots de 24 bits, soit 6 Ko» précise son concepteur dans L’épopée oubliée d’un ordinateur secret défense. En 1958, l’EPUL (qui deviendra l’EPFL en 1969) acquiert une Stantec ZEBRA, machine hollando-britannique, pour son premier Centre de Calcul. On ajoutait alors «électronique». Centre de Calcul électronique. Qui en douterait aujourd’hui? Je trouve passionnant de voir à quel point ce qui semble évident actuellement, ne l’était pas alors. L’électronisation, la numérisation de notre société est toute récente, à l’échelle de l’histoire humaine. La Stantec ZEBRA est une machine logique à tubes dotée d’une mémoire à tambour de «8192 mots (256 pistes x 32 mots) de 33 bits. Donc 8192 x 33 = 270’336 bits. Après on divise par 8 pour obtenir des octets. On obtient 33’792 octets soit 33 koctets». Merci Cédric Gaudin, président de l’association «Les Amis du Musée Bolo» et de la fondation «Mémoires Informatiques», pour ce calcul qui nous permet, d’une part de comparer la mémoire de ces trois ordinateurs et, d’autre part de manipuler les unités du monde numérique. 33 Ko, deuxième rang, entre l’ERMETH et la Cora 1. Enthousiaste, le professeur Charles Blanc de l’Institut de mathématiques appliquées, et premier directeur du Centre de Calcul électronique, qualifiait, dans une lettre du 13 janvier 1958 en possession du Musée Bolo, la machine qu’il s’apprêtait à recevoir, de «calculatrice électronique moderne, dont les possibilités sont remarquables». On ne parle pas encore d’ordinateur, d’informatique. Aujourd’hui, rares sont les journées où nous ne prononçons pas au moins l’un de ces deux «jeunes» mots?! La langue française s’est enrichie pour répondre à un besoin, miroir d’une évolution sociétale.

«Dès le 1.7. 1974, le Centre de Calcul est détaché du Département de Mathématiques; il devient un organisme rattaché à la présidence de l’EPF-L. Simultanément, Monsieur le Professeur Charles Blanc quitte la direction du Centre de Calcul», l’occasion d’une cérémonie et de quelques discours. Vous pouvez retrouver l’histoire des mots «ordinateur» et «informatique» dans… «Des mots pour le dire»!
«Dès le 1.7. 1974, le Centre de Calcul est détaché du Département de Mathématiques; il devient un organisme rattaché à la présidence de l’EPF-L. Simultanément, Monsieur le Professeur Charles Blanc quitte la direction du Centre de Calcul», l’occasion d’une cérémonie et de quelques discours. Vous pouvez retrouver l’histoire des mots «ordinateur» et «informatique» dans… «Des mots pour le dire»!

La Cora 1 vous attend au Musée Bolo, de même qu’un maigre vestige de la Stantec ZEBRA: un élément de calcul à trois triodes qui effectuaient le travail des transistors actuels.


Une heureuse rencontre

Alors que je n’ai d’yeux que pour l’ERMETH, une collaboratrice du musée s’approche. Nous échangeons, la discussion glisse vers des ordinateurs plus petits que l’imposant ERMETH, et de fil en aiguille, elle s’excuse, s’absente quelques minutes et réapparaît avec une petite boîte colorée sur laquelle se sont irréversiblement inscrites les marques du temps qui passe. Elle l’ouvre délicatement et en sort une copie à l’identique de la souris, unique, que le Xerox PARC a offerte au professeur de l’ETHZ Niklaus Wirth à la fin de son premier congé sabbatique californien (1976-77). Le pionnier suisse de l’informatique y a découvert le Xerox Alto – qui soufflent ses cinquante bougies en ce mois de mars 2023! – et qui lui inspirera sa station de travail Lilith. Les muses de l’informatique tournaient autour du Xerox Alto, murmurant un air inspirant à qui s’en approchait. Décembre 1979, Steve jobs rend visite à deux reprises à son nouvel actionnaire de Palo Alto. Le choc ! A propos de l’Alto avant-gardiste et de son interface graphique commandée par une souris, l’apôtre de la technologie inédite mariée à un design épuré et soigné jusqu’aux moindres détails, partage dans sa biographie: «C’est comme si un voile soudain s’était soulevé devant mes yeux. D’un coup j’ai entrevu toute l’informatique de demain» (Steve Jobs, p. 125). L’Alto lui inspirera le Lisa (1983) et le Macintosh (1984). Il «voulait aussi une souris qui puisse déplacer le curseur dans toutes les directions, pas simplement de haut en bas et de droite à gauche. Il fallait donc utiliser une seule bille et non deux roues directionnelles» complète Bill Atkinson, ancien programmeur de la firme à la pomme (Steve Jobs, p. 128).

Boîte originale et copie à l’identique de la souris offerte à Niklaus Wirth par le Xerox PARC. Les pièces originales sont conservées au Musée de la communication à Berne. Un immense merci à Madeleine Burri, médiatrice culturelle, qui m’a aimablement fait découvrir ces quelques centimètres cubes de l’histoire de l’informatique. | © Anne-Sylvie Weinmann

Boîte originale et copie à l’identique de la souris offerte à Niklaus Wirth par le Xerox PARC. Les pièces originales sont conservées au Musée de la communication à Berne. | © Anne-Sylvie Weinmann

Un immense merci à Madeleine Burri, médiatrice culturelle, qui m’a aimablement fait découvrir ces quelques centimètres cubes de l’histoire de l’informatique. Elle aime souligner que la souris Xerox n’était pas commercialisée; c’était un cadeau offert à Niklaus Wirth, et en même temps, un partage de connaissances, de possibles, qui a essaimé, en terres romandes également!


La souris hémisphérique: le maillon coloré du développement de l’interface humain-machine

Début octobre 2021, parallèlement au quarantième anniversaire de Logitech, j’ai écrit le portrait d’André Guignard, virtuose de la micro-mécanique. Le combier horloger de formation, diplômé en électronique et électricité du Tech, trouva son port d’attache en 1976 à l’EPFL, au Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD) dirigé par Jean-Daniel Nicoud. Quarante-cinq ans plus tard, c’est dans cet extraordinaire environnement, qui aura changé deux fois de nom, de responsable aussi, qu’André Guignard m’a reçu.

Une impulsion: une commande de Niklaus Wirth pour une souris; une création: la fameuse souris hémisphérique, d’abord rouge! La possibilité inattendue qui m’a été offerte de voir la (copie de la) souris Xerox PARC offerte au lauréat du prix Turing 1984, pièce visuelle apportée au puzzle de l’histoire de la souris, m’a donné l’envie de partager à nouveau avec vous quelques éléments de ce portrait et de ce qui constituera un véritable changement de paradigme: «Maintenant on n’imagine pas du tout un ordinateur sans souris. A l’époque on n’imaginait pas du tout un ordinateur avec une souris» souligne André Guignard, dans son portrait complet disponible sur la page «Mémoires vives» du Musée Bolo.

Les souris d’André Guignard, puis Dépraz, ont accompagné les différentes générations de Smaky

Une souris hémisphérique rouge | © LAMI

«Je n’étais pas content des mécaniques précédentes, horloger de formation, je me suis dit qu’André Guignard pourrait me faire une souris fiable» se rappelle Jean-Daniel Nicoud, une vie dédiée aux micro-inventions, au sujet de l’arrivée en 1976 d’André Guignard au Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD), renommé ultérieurement Laboratoire de Micro-Informatique (LAMI). Et il avait raison! André Guignard a en effet conçu et fabriqué la souris hémisphérique qui est demeurée «le modèle de construction de toutes les souris mécaniques», complète l’enthousiaste professeur interviewé lors des 50 ans de l’EPFL.

Profondément impressionné par la fameuse «Mother of all demos» donnée en décembre 1968 par Douglas Englebart, père de la souris, le pionnier vaudois de la micro-informatique avait pu obtenir les plans du révolutionnaire périphérique, le modifiera et l’améliorera, une première fois en 1974 en remplaçant les potentiomètres par des encodeurs optiques. La souris qui a encore des roues séparées, n’a toutefois plus besoin d’être soulevée. On comprend dès lors que celui qui croyait si fermement dans la souris comme moyen d’interaction entre l’humain et la machine, embarque rapidement André Guignard dans sa vision et lui dise: «Tu me feras une souris!». «La souris, c’était effectivement dans les premières choses que j’ai faites». Les nouveaux prototypes se suivent régulièrement au gré des idées, puis des commandes: les roues de la version originale échangées contre une balle de ping-pong, puis l’acier remplacera le plastique. Mais une souris n’est utile qu’avec un écran digne de ce nom, «l’écran était juste capable de faire du texte, on ne pouvait rien faire d’utile avec une souris à l’époque. Il fallait un écran graphique», précise l’inventeur des Smaky. L’objet tant attendu arrivera enfin au début des années 1980.

Dans notre pays, seul le laboratoire de Jean-Daniel Nicoud pensait à la souris.

7 janvier 1980, la toute première souris sort du LAMI, destination Zurich, et son institut de chimie organique. Elle portait logiquement, le N° 1.

En 1979, Niklaus Wirth, pionnier suisse de l’informatique, professeur à l’ETHZ et père du langage Pascal, passe commande à son retour de congé sabbatique au Xerox PARC d’une trentaine de souris au total nécessaires à sa station de travail graphique Lilith, sortie en 1981. Pendant son séjour californien, il a découvert le Xerox Alto (1973), première station de travail avec une interface utilisateur graphique (GUI – Graphical User Interface), contrôlée par une souris rectangulaire à trois boutons. Percevant tout le potentiel de cette nouvelle technologie que le Xerox Palo Alto Research Parc refuse de vendre, souris comprise, Niklaus Wirth décide de développer une station de travail made in Switzerland inspirée de l’Alto. Et quoi de mieux qu’une souris pour contrôler les fenêtres, les icônes, les menus contextuels, et autres innovations affichées à l’écran; cette interface utilisateur graphique révolutionnaire qui va bien au-delà des simples lignes de caractères de l’époque, tout comme l’usage d’une souris, marquait le début d’une communication humain-machine toujours plus interactive. Niklaus Wirth rentre de la Silicon Valley avec dans ses bagages une souris esseulée, dont nous connaissons maintenant l’apparence, offerte en guise de cadeau de départ. Il lui en faut d’autres. La commande qu’il passe à Jean-Daniel Nicoud donnera une impulsion essentielle au développement de la souris, contribuera à la propulser hors du laboratoire qui l’abritait, pour aboutir à un fleuron de notre industrie technologique: Logitech. Pour répondre à cette commande, André Guignard conçoit une souris mécanique à coque ronde, rouge pour les cinquante premières, que l’on voit égayer le côté de ces nouvelles machines, y compris les Smaky du LAMI!

Lilith (première génération, 1981) et sa souris fabriquée par André Guignard | Source: Archive D-INFK
Lilith (première génération, 1981) et sa souris fabriquée par André Guignard | Source: Archive D-INFK
Terminal graphique Blit conçu aux Bell Labs (1982) et sa souris à coque rouge. Le AT&T/Teletype 5620 Dot Mapped Display Terminal est la première version commercialisée du Blit | Source: Marcin Wichary - Flickr: Western Electric 32000 (Wikipedia Blit (computer_terminal)). «La souris Dépraz, dont personne ne voyait l’utilité à l’époque, était le périphérique idéal pour manipuler des éléments graphiques du terminal Blit» souligne le Musée Bolo.
Terminal graphique Blit conçu aux Bell Labs (1982) et sa souris à coque rouge. Le AT&T/Teletype 5620 Dot Mapped Display Terminal est la première version commercialisée du Blit | Source: Marcin Wichary - Flickr: Western Electric 32000 (Wikipedia Blit (computer_terminal)). «La souris Dépraz, dont personne ne voyait l’utilité à l’époque, était le périphérique idéal pour manipuler des éléments graphiques du terminal Blit» souligne le Musée Bolo.
Les souris d’André Guignard, puis Dépraz, ont accompagné les différentes générations de Smaky | © Musée Bolo - Sébastien Monachon
Les souris d’André Guignard, puis Dépraz, ont accompagné les différentes générations de Smaky | © Musée Bolo - Sébastien Monachon

Toutes générations confondues, ce n’est pas loin d’une centaine de souris qu’André Guignard fabriquera. En raison de l’exclusivité que le Xerox PARC souhaitait conserver sur ses périphériques, le LAMI sera entre 1980 et 1981, l’unique fournisseur de souris à la pièce, la souris hémisphérique d’André Guignard, dont bénéficieront Niklaus Wirth bien entendu, les modèles 3.06 à 3.30, et quelques souris de la génération 2, mais également d’autres centres de recherche en France, notamment l’IRIA (futur INRIA ), aux Etats-Unis, par exemple les mythiques Bell Labs, des instituts en Belgique, en Allemagne, et ailleurs s’intéressent au petit rongeur à coque ronde. Et n’oublions pas que le LAMI a aussi besoin de souris pour ses propres ordinateurs: les Smaky.

© LAMI
Bloc mécanique transparent en plexiglas d’une des 50 premières souris hémisphériques rouges (3) conçues et fabriquées par André Guignard. Capteurs optiques faits avec des films photo. Et, surprise! Jean-Daniel Nicoud qui prend la photo se reflète dans la bille métallique (roulement à bille de locomotive) | © LAMI

L’intérêt croît, les commandes arrivent. Parfois impressionnantes, novembre 1981, 50 souris pour Lilith. Le LAMI, laboratoire de recherche, n’a toutefois pas vocation à fabriquer, et commercialiser, des souris en nombre. En 1981, il est décidé que la nouvelle souris développée par André Guignard, la souris 4, version améliorée et industrialisable de la souris 3, prendra ses quartiers en terre combière. Début 1982, la souris hémisphérique franchit l’étape significative de la fabrication industrielle, selon les plans et le know-how que son concepteur a transmis à l’entreprise horlogère de la Vallée de Joux: Dépraz SA. André Guignard n’est jamais loin, et officie en tant que conseiller.

Une partie des plans de la souris 4 dessinés à la main par André Guignard | © Anne-Sylvie Weinmann
Une partie des plans de la souris 4 dessinés à la main par André Guignard | © Anne-Sylvie Weinmann

La souris migre. Partie du Lieu, la souris Dépraz traverse officiellement l’Atlantique. A l’été 1982, la jeune société Logitech, fondée en octobre 1981 à Apples dans le canton de Vaud par Daniel Borel, Pierluigi Zappacosta et Giacomo Marini deviendra distributeur exclusif pour les États-Unis de la souris Dépraz, également dénommée P4, et non-exclusif pour le reste du monde.

Pub Logitech | © Anne-Sylvie Weinmann
Eté 1982, une souris suisse disponible aux Etats-Unis | © Anne-Sylvie Weinmann

De ses années d’étudiant en physique à l’EPFL, Daniel Borel connaissait Jean-Daniel Nicoud, alors chargé de cours. Dans la seconde moitié des années 1970, début des années 1980, ils travailleront en parallèle sur des projets pour la société Bobst Graphic (qui financera une partie des recherches sur la souris). Le premier sur le Beezy (BG-100), le second sur le Scrib. Pas étonnant que le jeune entrepreneur vaudois s’adresse au LAMI lorsqu’il eut besoin d’une souris dans le cadre d’un projet de système de photo-composition assistée par ordinateur développé pour le compte de la société japonaise RICOH. Quoi de mieux qu’une souris pour contrôler l’interface graphique?! A cheval entre l’Europe et le nouveau monde, en mars 1982, Logitech s’installe à Palo Alto pour se rapprocher de l’équipe de développement de RICOH, ouvrant la voie à l’émancipation et au déploiement du petit rongeur mécanique, inconsciente du changement de cap qui s’amorçait dans son activité.

Logitech a sa première souris: encodeurs optiques, bille en métal, coque ronde, trois boutons, déclinée en rouge, puis en bleu, beige, gris, orange par la suite, initialement noirs, les boutons eux aussi changent de couleur. La souris hémisphérique d’André Guignard, le maillon coloré du développement de l’interface humain-machine. En 1985, Logitech livrera le premier système de composition à RICOH. L’entreprise nippone n’y donnera pas suite. En revanche, le petit périphérique prolongeant notre corps pour aller vers l’écran, né de la passion de quelques visionnaires et de la maestria de créateurs de talent comme André Guignard portait en lui l’avenir brillant d’une société vaudoise, née dans une ferme du pied du Jura, pendant helvétique du garage états-unien.

Les souris Dépraz résistent mal aux chocs du voyage vers les Amériques, leur distribution par Logitech cessera en 1984, des souris seront conçues et fabriquées à Apples, puis ailleurs, en Asie notamment. Les coûts de fabrication sont également à prendre en considération dans l’équation. Des étapes clés jalonneront par la suite le développement et l’émergence du petit rongeur: 1984, loin des prévisions funestes de l’œuvre de George Orwell, cette année marque pour Logitech l’année du premier gros contrat OEM (Original Equipment Manufacturer), avec HP, pour la fabrication de souris, d’autres suivront ATT, Convergent Technology, Olivetti, DEC, Apple. Loin des laboratoires de ses premières années, la souris fait sa place sur le marché, puis conquiert le quotidien du grand public, pour accompagner des ordinateurs devenus micro puis personnels.

Logitech dispose en son sein des compétences d’ingénieurs de talent, souvent anciens élèves de Jean-Daniel Nicoud, au nombre desquels un certain René Sommer; celui qui dira d’André Guignard qu’il est «un mécanicien fabuleux», et avec lequel il continuera d’échanger sur la souris puisqu’il a conservé un bureau au LAMI, sera le premier à pouvoir intégrer un microcontrôleur dans une souris, technologie qui facilite la liaison aux différentes stations graphiques qui apparaissent sur le marché. Fin 1985, dotée d’une souris compétitive à son nom, la C7 Logimouse, la société lémanique s’engouffre dans ce marché naissant, et démocratisera la souris. La suite florissante de cette histoire est connue, et dure aujourd’hui depuis plus de quatre décennies. Logitech a fêté ses 40 ans début octobre 2021.

Après la fin de la collaboration avec Logitech, la souris Dépraz continuera d’être fabriquée jusqu’en 1990, et 5000 souris sont vendues en Europe, parfois plus loin.

Voilà pour l’histoire dans l’Histoire, une histoire collective écrite à plusieurs mains, à n’en pas douter!


Chippewa Falls, Wisconsin

Depuis la rédaction du portrait d’André Guignard en automne 2021, une halte supplémentaire est venue s’ajouter au périple du petit rongeur parti de Suisse. Je vous propose un voyage dans le temps et dans l’espace: Chippewa Falls, Wisconsin, une fois entre 1982 et 1987. En ce lieu, où en avril 1972, le génial (et original!) Seymour Cray, qui creusait des tunnels dans son jardin pour trouver l’inspiration, fonda l’entreprise Cray Research Inc., où furent conçus les superordinateurs Cray. Quelques-unes de ces machines au design unique, ancêtres de nos smartphones, et qui furent en leur temps les plus puissantes au monde, vous attendent au Musée Bolo dans l’exposition «Seymour Cray, le Superman des superordinateurs». Vous pouvez opter pour une visite guidée, ou libre. En attendant, je vous invite à ouvrir ce livre puis, à l’aide de la flèche droite, rendez vous à la photo 6. On y aperçoit la souris hémisphérique aux côtés d’un terminal Blit d’AT&T pour concevoir… des Cray!

Le travail des « tricoteuses» de Cray Research à Chippewa Falls est à découvrir dans ce magnifique ouvrage du photographe américain Lee Friedlander, publié en 1987 à l’occasion du quinzième anniversaire de l’entreprise.

Magnifique ouvrage du photographe américain Lee Friedlander,
publié en 1987 à l’occasion du quinzième anniversaire de Cray Research Inc.


Suivez le guide!

Je cède maintenant la place à Monsieur Guignard, virtuose de la micro-mécanique, pour une visite guidée unique au cœur de sa souris hémisphérique, son fonctionnement, les étapes de sa fabrication, pour un résultat final coloré ; avancée de l’interface humain-machine!

C’est par ici, en un clic, de souris!

Intérieur de la souris 4 fabriquée par Dépraz. Au premier plan, un capteur incrémental («roue à rainures») devant lequel se trouvent deux diodes électroluminescentes infrarouges | © Musée Bolo
Intérieur de la souris 4 fabriquée par Dépraz. Au premier plan, un capteur incrémental («roue à rainures») devant lequel se trouvent deux diodes électroluminescentes infrarouges | © Musée Bolo

André Guignard fait partie du magnifique projet 𝗝’❤️ 𝗺𝗼𝗻 𝗦𝗠𝗔𝗞𝗬!  que le Musée Bolo vient de lancer afin de rendre notre patrimoine informatique suisse romand (qui a essaimé) visible sur un site web, accessible à toutes et tous.

𝗝’❤️ 𝗺𝗼𝗻 𝗦𝗠𝗔𝗞𝗬! a besoin de vous pour voir le jour:

❤️ pour découvrir le projet complet et détaillé

❤️ Un 𝗴𝗿𝗮𝗻𝗱 𝗠𝗘𝗥𝗖𝗜 𝗽𝗼𝘂𝗿 𝘃𝗼𝘁𝗿𝗲 𝘀𝗼𝘂𝘁𝗶𝗲𝗻. Chaque don compte!


Sources et pour aller plus loin

Le Musée Bolo vous accueille

Les visites guidées du Musée Bolo
Découvrir et soutenir le projet 𝗝’❤️ 𝗺𝗼𝗻 𝗦𝗠𝗔𝗞𝗬!

Galerie de portraits de pionniers et pionnières de l’histoire de l’informatique en Suisse

Anne-Sylvie Weinmann, Un virtuose de la micromécanique. André Guignard, l’horloger inventeur de la souris hémisphérique, maillon coloré de l’épopée humain-machine – 02/10/2021

Anne-Sylvie Weinmann, Une vie d’inventions. Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse – 23/04/2021

Jean-Daniel Nicoud – 50e EPFL – Interview de Jean-Daniel Nicoud par Jérôme Genet pour le Musée Bolo – 11/2019

Anne-Sylvie Weinmann, Des mots pour le dire. Marielle Stamm, une romancière pionnière du journalisme informatique, partie 1 (08/03/2022) et partie 2 (13/03/2022)

Marielle Stamm, Yves Bolognini L’épopée oubliée d’un ordinateur secret défense – 02/2011

Références générales

Martin Gutknecht, The Pioneer Days of Scientific Computing in Switzerland, Association for Computing Machinery (ACM), 1987

Juri Jaquemet, ERMETH – un ordinateur made in Switzerland – Blog du Musée de la communication (Berne) – 01/09/2020

Musée de la Communication, Berne

Eduard Stiefel (1909-1978), Wikipedia

Heinz Rutishauser (1918-1970), Wikipedia

Ambros P. Speiser (1922-2003), Wikipedia

ERMETH, Wikipedia (anglais)

ERMETH, Wikipedia (allemand)

Bulletin du Centre de calcul de l’Ecole polytechnique de Lausanne, Juillet 1974, N° 28

Appoline Raposo de Barbosa, Du CC au DIT, 50 ans d’Histoire – Flash informatique N°10/2008

Niklaus Wirth (1934- ), Wikipedia

Niklaus Wirth, The personal computer Lilith, ETHZ – 04/1981

Lilith Workstation, ETHZ – 04/2005

Schweizer Computer (der Dieser Modula Computer (Lilith), l’ordinateur, sa souris, interview de Niklaus Wirth), Emission Karussell (suisse-allemand) – 09/1983

Xerox Alto, Computer History Museum (Mountain View, CA)

Xerox Alto, Wikipedia

Walter Isaacson, Steve Jobs, JC Lattès, 2011 (ou LGF/Le Livre de Poche, 2012)

Douglas Engelbart, The Mother of All Demos – 12/1968

Lee Friedlander, Cray at Chippewa Falls, publié par Cray Research, Inc, Minneapolis, Minnesota, 1987 (Cantor Arts Center)

Lee Friedlander, Cray at Chippewa Falls, publié par Cray Research, Inc, Minneapolis, Minnesota, 1987